Envoyer les enfants à l’école : libérer ou réorienter le travail des parents ?
Zoom sur la recherche
Pierre E. Biscaye
Chaire de Professeur Junior,
CERDI-UCA-CNRS-IRD
Dennis Egger
Associate Professor of Economics,
University of Oxford
Utz J. Pape
Lead Economist for Poverty and Equity Global Practice,
World Bank and Georg-August-University Göttingen
Dans la plupart des familles, les parents doivent travailler pour subvenir aux besoins du foyer. Mais la garde des enfants peut limiter le temps disponible pour travailler, surtout pour les mères. À l’inverse, quand les enfants plus âgés contribuent aux tâches ménagères, cela peut permettre aux parents de consacrer plus de temps à d’autres activités. Cette étude examine comment les adultes avec des enfants scolarisés au Kenya ont adapté l’usage de leur temps et leur travail en réponse aux fermetures des écoles pendant la période du COVID-19. Nous souhaitons savoir si le travail des parents est surtout influencé par les besoins en garde d’enfants ou les contributions des enfants au travail domestique — une question importante pour les politiques de scolarisation et de garde d’enfants.
Enfants, scolarisation, et contraintes sur l’utilisation du temps des parents
Les enfants ont besoin à la fois de soins et de supervision, et la nature de ces besoins dépend de leur âge. Au Kenya, comme dans beaucoup d’autres pays à revenu faible ou intermédiaire, l’accueil formel de la petite enfance n’est pas courant (Samman et al. 2016) et la majorité de la garde d’enfants se fait au sein du foyer. En plus des parents, d’autres adultes de la famille, ou encore les frères et sœurs plus âgés, jouent souvent un rôle important. Une exception existe toutefois : l’école fournit de manière implicite une forme de garde en plus de sa mission éducative, et avoir des enfants scolarisés libère du temps pour les parents.
Mais envoyer les enfants à l’école peut aussi avoir un coût : l’enfant ne peut plus contribuer aux activités de production du ménage (Rosenzweig & Evenson 1977). Les ménages au Kenya et d’autres pays similaires sont plus souvent engagés que ceux des pays à revenu élevé dans le travail agricole familial ou dans des activités non agricoles informelles, et les enfants participent fréquemment à ces activités. Par exemple, on estime qu’environ 30 % des enfants kényans âgés de 6 à 14 ans travaillent dans l’exploitation agricole de leur ménage, souvent en parallèle de la fréquentation scolaire (Moyi 2011). Si la disponibilité des enfants pour contribuer à la production du ménage change, cela peut influencer les décisions des parents en matière d’offre de travail.
Une offre de travail réduite pendant la fermeture des écoles liée au COVID-19
De nombreuses études menées dans des pays à revenu élevé montrent que les fermetures d’écoles dues au COVID-19 ont réduit l’offre de travail des mères ayant des enfants en âge scolaire, en soulignant l’augmentation de la charge de garde d’enfants comme principal mécanisme (voir par exemple Zamarro & Prados 2021). En utilisant des données d’enquête longitudinales auprès de ménages au Kenya, nous constatons que les heures de travail hebdomadaires des adultes ayant des enfants scolarisés ont diminué et que les heures qu’ils consacrent à la garde de leurs enfants ont augmenté après la fermeture des écoles. Mais notre intérêt porte sur ce qui s’est passé lorsque les écoles ont commencé à rouvrir.
Au Kenya, les écoles ont fermé pour tous les enfants en mars 2020, mais leur réouverture a varié selon les niveaux de classe. Les élèves des classes de 4e, 8e, et 12e ont repris le chemin de l’école le 12 octobre 2020, tandis que tous les autres élèves ne sont retournés en classe que le 4 janvier 2021. Nous comparons les évolutions observées après cette première réouverture partielle pour les ménages ayant un enfant en 4e, 8e, ou 12e année avec celles des ménages ayant un enfant dans une classe voisine.
Les adultes vivant dans des ménages où au moins un enfant est retourné à l’école ont travaillé en moyenne 4,3 heures de plus par semaine (soit +27 %) après la réouverture partielle des écoles. La majeure partie de cette hausse provient d’heures supplémentaires passées à travailler sur l’exploitation agricole familiale. Mais nous ne trouvons aucune preuve que cette augmentation résulte d’une baisse des responsabilités de garde après le retour d’un enfant à l’école. Le temps déclaré consacré à la garde d’enfants n’a pas changé, probablement parce que la plupart des ménages avaient encore d’autres enfants à la maison. Alors pourquoi les heures de travail des adultes ont-elles augmenté ?
Comment compenser la baisse de la contribution des enfants au travail domestique ?
Lorsque les enfants concernés — principalement âgés de 10, 14 et 18 ans — sont retournés à l’école, ils ont eu moins de temps disponible pour contribuer aux activités de production du ménage. Les enfants éligibles à la reprise ont travaillé 3,2 heures de moins par semaine en moyenne (–31 %) sur l’exploitation familiale après la réouverture partielle, comparativement aux enfants des classes voisines. Les ménages où la baisse des heures de travail agricole des enfants a été la plus forte ont également enregistré une hausse plus importante des heures de travail agricole des adultes, ce qui indique une substitution du travail des enfants par celui des adultes.
Une autre possibilité aurait été que les ménages embauchent de la main-d’œuvre pour compenser la réduction du travail des enfants. En effet, les ménages plus aisés, avec des enfants éligibles à la reprise scolaire, sont deux fois plus susceptibles d’embaucher de la main-d’œuvre agricole après la réouverture partielle. Les adultes de ces ménages n’ont donc pas accru leurs heures de travail agricole. L’augmentation moyenne des heures de travail des adultes est entièrement portée par les ménages moins aisés, qui n’avaient probablement pas les moyens d’embaucher de la main-d’œuvre supplémentaire.
Implications pour les politiques scolaires
Ces résultats confirment que le travail agricole des enfants constitue un apport important pour de nombreux ménages, ce qui a un impact sur les décisions concernant leur scolarisation. Bien que notre étude se concentre sur les effets des fermetures d’écoles, ces résultats peuvent aussi éclairer d’autres politiques influençant la disponibilité scolaire dans des contextes similaires, comme la scolarité obligatoire au secondaire, la réduction des coûts de scolarité, ou encore les modifications du calendrier scolaire.
Un premier axe de recherche complémentaire pourrait examiner comment le calendrier des vacances scolaires, en fonction du calendrier agricole, influence l’offre de travail des adultes et le recours à de la main-d’œuvre salariée et la productivité agricole dans les communautés rurales agricoles.
Référence de l'article publié
Biscaye, P.E., Egger, D., & Pape, U.J. (2025). Adolescent Schooling and Adult Labor Supply: Evidence from COVID-19 School Closures and Reopenings in Kenya. World Bank Economic Review, lhaf021, doi.org/10.1093/wber/lhaf021. Published 13 August 2025.
Références bibliographiques
- Zamarro, G. & Prados, M.J. 2021. “Gender differences in couples’ division of childcare, work and mental health during COVID-19.” Review of Economics of the Household 19 (1): 11–40.
- Moyi, P. 2011. “Child labor and school attendance in Kenya.” Educational Research and Reviews 6 (1): 26-35.
- Rosenzweig, M.R. & Evenson, R. 1977. “Fertility, schooling, and the economic contribution of children of rural India: An econometric analysis.” Econometrica 45 (5): 1065-1079
Photo de couverture : École en extérieur à Namarei, Kenya © IRD - Paul-André Calatayud