Taxer l’aide : la fin d’un paradoxe ?

Publié le 6 décembre 2019 Mis à jour le 9 décembre 2019
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le 9 décembre 2019

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Taxer l’aide : la fin d’un paradoxe ?


L’exonération de l’aide publique au développement, qui a toujours existé, est aujourd’hui discutable et discutée. Elle paraît d’autant plus paradoxale que le financement des objectifs de développement durable devrait reposer essentiellement sur la mobilisation des recettes fiscales, menacée par la prolifération des régimes dérogatoires dans les pays en développement.

La taxation de l’aide publique au développement, souvent discutée, jamais appliquée, est de nouveau d’actualité. D’une part, de nombreux pays en développement se sont engagés dans des réformes fiscales significatives afin d’établir une fiscalité plus « raisonnable », supprimant ainsi l’une des principales justifications de l’exonération de l’aide. D’autre part, la Conférence internationale sur le financement du développement d’Addis Ababa (août 2015) a souligné le rôle prioritaire des recettes fiscales comme source essentielle au financement du développement. Or, l’élargissement de l’assiette imposable, synonyme d’une pression fiscale mieux répartie, se heurte à la prolifération des régimes dérogatoires, alimentée en partie par l’exonération de l’aide publique au développement. L’exonération de l’aide-projet pourrait représenter jusqu’à 2 à 3 % du Produit intérieur brut (PIB) dans des pays où les recettes fiscales ne dépassent guère 10% à 15 % du PIB pour les États dits défaillants. Au-delà des pertes de recettes fiscales, l’exonération de l’aide-projet a des effets particulièrement néfastes sur la formalisation de l’économie des pays aidés et l’efficacité de leurs administrations fiscales et douanières. De plus, ces exonérations systématiques réduisent la crédibilité des politiques des pays donateurs et la cohérence de leur politique d’aide, qui peut notamment soutenir directement le budget d’un pays en développement tout en exigeant l’exonération fiscale de leur aide-projet. Enfin, la fiscalisation de l’aide participe à l’engagement des donneurs formulé dans la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement (2005) à utiliser les systèmes nationaux de gestion des finances publiques des pays receveurs.

La vaste littérature sur l’efficacité de l’aide (cf. Clemens et al., 2012, pour une revue) n’aborde pas la question de l’exonération fiscale de l’aide publique. Néanmoins, Burnside and Dollar (2000) ont souligné le rôle important de la qualité institutionnelle des pays receveurs comme condition à l’efficacité de l’aide. Cet article a conduit les institutions internationales en charge du développement et certains pays donneurs à revoir leur politique d’allocation de l’aide. Plusieurs travaux empiriques (Benedek et al., 2012 ; Gupta et al., 2004) ont mis en évidence l’effet négatif de l’aide budgétaire sur la mobilisation des recettes fiscales. A long terme, l’aide réduirait même la redevabilité des gouvernements des pays en développement, selon Djankov et al. (2008).

L’exonération de l’aide publique au développement compromet directement le système fiscal des pays receveurs. Elle signifie des pertes de recettes, c’est-à-dire des dépenses fiscales non négligeables dans les pays les plus fragiles (donc les plus aidés) de l’ordre de 3% du PIB au Malawi, Mozambique et Rwanda par exemple. Ces exonérations ont également des effets indirects néfastes en entretenant notamment une culture de l’exonération et une multiplication de textes légaux (décrets, arrêts, notifications…) qui affectent la transparence du système fiscal. Cette complexité induite peut même favoriser les comportements de fraudes fiscales puisque la capacité de contrôle des administrations fiscales et douanières demeure limitée. Le suivi des biens exonérés s’avère particulièrement délicat et le détournement de leur finalité par une revente sur le marché intérieur, par exemple, entraîne une concurrence déloyale vis-à-vis des commerçants régulièrement établis dans les pays en développement.

Au-delà de la question fiscale dans les pays receveurs, l’exonération de l’aide y peut entretenir des effets dommageables au développement économique. En particulier, elle favorise les importations par rapport à la production locale. Cet effet n’est pas nouveau. Par exemple, l’amendement Bellmon visait à protéger les agriculteurs des pays receveurs de l’aide alimentaire américaine encadrée par la Public Law 480, votée en 1954 (cf. Deaton, 1980).

L’exonération de l’aide a même conduit certains États receveurs à enregistrer les pertes de recettes fiscales comme des dépenses budgétaires de soutien aux projets financés (par exemple, l’arrêté n° 93/005 du Togo ou l’instruction n° 196/414/PM/MBRSP de Guinée). Dans ces pays, il n’y a pas d’exonération stricto sensu, mais le paiement des impôts et taxes sur un projet financé par l’aide publique au développement est réalisé par l’État receveur. Ces recettes fictives sont ensuite allouées sous forme de dépenses au projet concerné. La procédure via des chèques du Trésor public peut s’avérer longue et fastidieuse, n’empêchant nullement des risques de fraudes. De plus, cette pratique, qui s’apparente à un simple détail dans la gestion des finances publiques des pays concernés, augmente artificiellement les recettes collectées et les dépenses publiques de quelques points de pourcentage du PIB sans qu’il y ait une véritable décision de politique économique.

Aujourd’hui, de nombreux bailleurs ou donneurs reconnaissent les carences du système actuel et se sont même engagés à une taxation de leur aide-projet. Cependant, malgré ces déclarations, les exonérations demeurent. Elles paraissent d’autant plus paradoxales que les donneurs insistent depuis 2015 sur une meilleure mobilisation des recettes fiscales dans les pays receveurs.

Bibliographie :

Benedek, D., Crivelli, E., Gupta, S. and P. Muthoora (2012). "Foreign Aid and Revenue: Still a Crowding Out Effect?", IMF Working Papers WP/12/186, Washington: International Monetary Fund.

Burnside, C. and D. Dollar (2000). “Aid, Policies, and Growth,” American Economic Review, 90(4),  847-68.

Clemens, M. A., Radelet, S., Bhavnani, R. and S. Bazzi (2012). “Counting Chickens when they Hatch: Timing and the Effects of Aid on Growth,” Economic Journal, 122,  590-617.

Deaton, B. J. (1980). “Public Law 480: The Critical Choices,” American Journal of Agricultural Economics, 62(5), 988-992.

Djankov, S., Montalvo, J. G. and M. Reynal-Querol (2008). “The Curse of Aid,” Journal of Economic Growth, 13(3), 169-194.

Gupta, S., Clements, B., Pivovarsky, A. and  E. Tiongson (2004). “Foreign Aid and Revenue Response: Does the Composition of Aid Matter?,” in S. Gupta, B. Clements and G. Inchauste (Eds.), Helping Countries Develop: The Role of Fiscal Policy, Washington: International Monetary Fund.