La concurrence fiscale : une impossible coordination ?

Publié le 28 juin 2019 Mis à jour le 28 juin 2019
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le 28 juin 2019

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La concurrence fiscale : une impossible coordination ?

La concurrence fiscale décrit la compétition que se livrent les gouvernements pour attirer le capital dans leur pays. La crise de 2008, la faillite de certains États et les scandales répétés de fraudes fiscales ou d’optimisations fiscales très agressives (des Panama Papers au Luxleaks) ont souligné l’importance de la question de la concurrence fiscale, qu’elle soit loyale ou déloyale, et appelé à plus de coordination ou de coopération fiscale. L’article de Rota-Graziosi (2019) établit une condition suffisante pour l’existence d’un équilibre dans le jeu de la concurrence fiscale. Il en déduit certains résultats portant sur l’unicité de cet équilibre, l’impossible coordination par la formation de coalition ou les effets d’un stock de capital endogène variant avec l’épargne.


La concurrence fiscale est souvent associée à une « course vers le bas » qui est dommageable aux recettes fiscales et à la fourniture de biens et services publics et nécessiterait une coordination ou une coopération fiscale entre États. Cette vision relève d’une approche classique en économie publique où l’État bienveillant maximise le bien-être de sa population. Cependant, l’école du Public Choice, initiée par les travaux de Brenan et Buchanan en 1980 sur le consentement à l’impôt, voit dans l’État un groupe d’individus maximisant leurs intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. La concurrence fiscale apparaît alors comme un moyen de réduire le risque d’expropriation via des impôts confiscatoires et d’améliorer l’usage des fonds publics.

Ces deux approches théoriques diamétralement opposées peuvent se résumer à deux propriétés du jeu de la concurrence fiscale entre pays : la complémentarité ou la substituabilité pleine et stratégique. Sur un plan théorique, l’existence même d’un équilibre dans le jeu de la concurrence fiscale demeure une question technique très délicate et n’a jamais été établie dans le cadre général de plusieurs pays (non identiques). En effet, les fonctions de production et la demande de capital de chaque pays qui agrègent au niveau macroéconomique le comportement microéconomique des entreprises se déduisent implicitement de la condition de libre circulation du capital entre les pays. Deux effets s’opposent alors lorsqu’un pays modifie son taux d’imposition. D’une part, une baisse du taux d’imposition dans un pays augmente le rendement net du capital et rend la condition de libre circulation des capitaux plus contraignante pour les autres pays, incités alors à baisser également leur taux de taxation. D’autre part, cette même baisse crée un effet d’assiette qui augmente le capital entrant dans le premier pays et réduit celui dans les autres pays. Cette baisse signifie alors une productivité marginale du capital plus élevée dans les autres pays (le capital plus rare est mieux utilisé), donc des rendements bruts plus élevés qui pourraient inciter ces pays non plus à baisser leur taux d’imposition, mais à les augmenter. La résultante de ces deux effets opposés détermine si une concurrence fiscale existe ou non.

Rota-Graziosi (2019) établit une condition suffisante portant sur le profil de la productivité marginale du capital dans chaque pays pour établir l’existence d’un équilibre dans le jeu de la concurrence fiscale stricto sensu [1]. Cette condition s’appuie sur une notion de concavité généralisée et permet d’établir la supermodularité du jeu de concurrence fiscale, donc la complémentarité stratégique des taux de taxation et l’existence même d’une concurrence fiscale comme elle est généralement entendue.

Si la concurrence fiscale existe, Rota-Graziosi (2019) établit que l’équilibre de Nash est alors unique et la coordination fiscale est impossible sous les hypothèses du modèle. L’auteur distingue coordination et coopération fiscale. La coordination, qui suppose deux équilibres de Nash, est alors impossible. En revanche, la coopération fiscale est réalisable, mais certaines solutions régulièrement recommandées se révèlent défaillantes dans le cas de la concurrence fiscale. Ainsi, par exemple, la coopération renforcée instaurée par le traité d’Amsterdam en 1997 qui devait permettre de dépasser la règle de l’unanimité serait vaine en matière de politique fiscale. En effet, les États souhaitant dévier du cadre coopératif établi le pourront encore en adoptant par exemple des politiques de contrôle fiscal accommodantes ou des rescrits fiscaux généreux afin d’attirer davantage de capitaux dans leur pays. L’équilibre de Nash du jeu de la concurrence fiscale est dit robuste à la coalition.

Rota-Graziosi (2019) discute certaines extensions qui sont autant de limites à la formalisation actuelle de la concurrence fiscale et de futures recherches. Intégrer les détenteurs de capitaux dans l’analyse soulève les questions de l’équité fiscale et plus généralement des inégalités dans les pays et entre les pays. Celle-ci demeure encore peu explorée dans la littérature sur la concurrence fiscale, qui reste centrée sur son (in)efficacité. Au-delà des problèmes d’évasion fiscale, l’existence et le développement de paradis fiscaux ou de centres financiers offshore protègent les intérêts des détenteurs de capitaux, donc des rentiers. Ces centres augmentent le rendement net du capital et donc l’offre potentielle de celui-ci, mais ils modifient radicalement les propriétés du jeu de la concurrence fiscale.

La question de la concurrence fiscale renvoie au rôle de l’État dans l’économie. Ses partisans y voient un moyen de réduire le risque d’expropriation par des taux confiscatoires. Ses détracteurs la perçoivent comme une contrainte forte exercée sur les capacités budgétaires des États. Dans les deux cas, la concurrence fiscale a modifié les systèmes fiscaux nationaux et a contribué à l’émergence de pays dits à fiscalité privilégiée. Au-delà de son efficacité ou de son inefficacité à améliorer la gouvernance des fonds publics, elle a des effets de redistribution encore peu étudiés.

Références bibliographiques

Brennan, G., Buchanan, J. 1980. The Power to Tax: Analytical Foundations of a Fiscal Constitution. Cambridge University Press, New York.

Eaton, B.C. 2004. “The elementary economics of social dilemmas”, Can. J. Econ. 37 (4), 805–829.

[1] En effet, de nombreux modèles considèrent le budget de chaque pays (recettes et dépenses publiques), donc une concurrence budgétaire (« fiscal competition » en anglais) et une concurrence fiscale (« tax competition »), qui ne portent que sur les recettes fiscales.